
Houcine Abbassi vient d’exprimer publiquement ses regrets pour avoir proposé Mehdi Jomaa comme chef du gouvernement de transition: le proposé voulait purement et simplement liquider la Révolution en stoppant la transition démocratique. Pour notre part, nous avons, dès septembre 2014, pointé ces velléités réactionnaires de Jomaa, lesquelles sont heureusement restées comme telles, malgré les efforts de l’intéressé.
Nous avons, en effet, commenté dans onze articles publiés dans un quotidien de langue française durant l’été 2014, les témoignages télévisés de HédiBaccouche– et repris par celui-ci dans un quotidien de langue arabe ces dernières semaines- en écrivant notamment le 29 septembre 2014 ce qui suit :” Aujourd’hui et pour Baccouche, la Constitution déjà votée n’existe plus avec la formation du gouvernement Mehdi Jomaa. Il agite les épouvantails imaginaires de la banqueroute et du terrorisme pour stopper la transition démocratique”. Il faut préciser que les témoignages de Baccouche, diffusés durant l’été, ont été probablement enregistrés durant le printemps 2014, c’est-à-dire au moment où il croyait encore à l’arrêt de la Révolution par les soins de Jomaa.
Le premier gouvernement élu après l’indépendance, celui de 2012-2013, a été combattu par la provocation du terrorisme et par l’accréditation de l’idée de l’effondrement de l’économie.
Trois tentatives de constitution d’un mouvement de “front de sauvetage ou de salut” ont vu le jour en 2013, en 2015 et ces jours-ci, afin de faire face à la prétendue faillite de l’économie et de l’Etat. N’oublions pas qu’en 2012 et 2013 notamment, des “experts” sont venus nous prévenir dans les médias qui si les traitements du mois courant venaient à être versés, ceux du mois suivant ne le seraient pas.
Des réactions symptomatiques à cet égard nous ont été servies ces derniers temps à propos des statistiques concernant la réalité économique et sociale. Or, dès 2011, nous avons, dans des articles de presse publiés fin avril, insisté sur le grand bien que pourrait faire au pays la réhabilitation par l’autonomisation des institutions que sont la Banque Centrale, l’Université et la Statistique. Les statisticiens ont, du reste et par la suite, publié un article collectif dans le même journal pour revendiquer l’indépendance de leur profession.
Déjà, et à propos du chiffre de la croissance de 2015, le ministre duDéveloppement de l’époque, ce fossoyeur du Budget Economique annuel, a annoncé un chiffre négatif. Mal lui en prit,puisque l’INS a alors pris ses responsabilités et annoncé le chiffre de + 0,8%, chiffre dernièrement rectifié à plus 1,1%. Puis vint la publication, par le même INS, des résultats de l’enquête consommation relative à 2015. Certaines voix ont alors même crié à la manipulation. Leur credo est horrible mais simple: l’économie se portait bien avant la Révolution et tout ce qui est venu depuis ne peut être que mauvais. Leur mine d’offusqués est d’autant plus coupable que leur camp a fait perdre par un réel sabotage une douzaine de points de croissance à l’économie depuis 2011. Aussi, et dans cette atmosphère de manifestations de peine affectée et coupable, constater que le taux de pauvreté a régressé de 5,3% entre 2010 et 2015, est on ne peut plus dérangeant.
En fait, nous avons toujours soutenu que la croissance tunisienne durant les 55 années de Bourguiba et de Ben Ali s’est faite par le peuple et malgré l’Etat. Dans un ouvrage publié en 1993 et intitulé « Industrialisation et compétitivité de la Tunisie » (repris dans notre site www.khaledelmanoubi.net), n’avons-nous pas intitulé ainsi les deux paragraphes du premier chapitre de cet ouvrage: 1) Une industrialisation sous les serres de l’Etat-Nation. (p.17),2) Une compétitivité naissante malgré l’Etat-nation (p.20) ?
Par la suite, et notamment dans plusieurs ouvrages publiés avant 2006 ainsi que dans des articles de presse publiés en 2016 dans les deux langues, nous avons attiré l’attention sur le rôle non négligeable du legs de l’antique Carthage dans la révélation de cette capacité tunisienne à fabriquer des produits exportables et exportés et donc à fonder la compétitivité tunisienne. Nous avons également noté, avant même que la corruption prenne des allures industrielles lors de la dernière décennie de Ben Ali et en particulier dans une communication publiée faite à Beit El Hikma en 2001, que lorsque le peuple tunisien produit un point de croissance, près de 3 points invisibles prennent la direction de l’étranger, une grande part allant aux non Tunisiens.
Jusqu’au milieu des années 2000, et durant une quinzaine d’années, nous avons participé à l’animation, dans le cadre d’un bureau de formation et d’étude, d’un séminaire annuel sur la loi des finances. Un professeur de droit à HEC y a relevé que, vers l’année 2000, la loi de clôture du budget situait les recettes effectives à un niveau dépassant celui des recettes portées dans la loi des finances et pour la même année à près de un milliard de dinars, soit quelque 10% de ces mêmes recettes. Où est allée cette différence? La fin des années quatre vingt dix consacre le passage de la corruption artisanale à la corruption industrielle. Une étude de la Banque Mondiale a révélé deux choses: Ben Ali et ses gendres ont, sans payer un sou et à partir de rien, mis la main sur 22% des entreprises; Ben Ali a également complété le dispositif légal pour sanctuariser les fruits de sa rapine. La Révolution, qui a tenu le coup, ne peut que mettre fin à la corruption industrielle. Les hommes d’affaires eux-mêmes, lorsqu’ils n’ont rien à se reprocher, n’ont plus à craindre les exactions du fisc, la terreur du 26-26 et la menace d’être crument dépossédés. Les citoyens ordinaires, qui ont toujours compté sur eux-mêmes, ne peuvent s’en trouver eux aussi et à leur modeste échelle qu’enfin libérés. Un indice sans doute significatif, pour la première fois, la moitié exactement des équipes de la première division de football, appartient au Sud (Sfax-capitale du Sud-, Sidi Bouzid, ancien territoire du gouvernorat de Gafsa et les anciens territoires des gouvernorats de Gabès et de Médenine).
Lors du mois de décembre 2016, nous avons effectué une cure thermale à Hammam- Bourguiba, localité où il n’y avait pratiquement rien, un demi-siècle plus tôt. En 1964, il y avait l’ancêtre famélique de l’actuel bain maure dit arabe,ainsi qu’une petite pièce avec baignoire pour l’usage des Français, rebaptisée bain de la garde (nationale)- aujourd’hui disparue-pièce dans laquelle l’auteur de ces lignes a fait un bain en cette même année 1964. Si quelqu’un m’avait annoncé alors ce qu’allait va être le ledit lieu,52 ans plus tard, je l’aurais pris pour un rêveur détraqué. En fait, et en 2016, c’est un village en dur, avec rues, eau courante, électricité, étiré sur plus de trois kilomètres avec également un collège et des élèves tout aussi bien vêtus que ceux de Tunis. Surtout, les faibles pentes ont été défrichées par les habitants et aujourd’hui, deux bonnes récoltes au moinspeuvent être faitespar an, sans que l’Etat y soit pour grand-chose : un engin défriche aujourd’hui un terrain en quelques jours, ce que la pelle et la pioche ne pouvaient faire en 1964.
J’ai fait des constats analogues sur toutes les pentes faibles situées au Nord de la route et de la Medjerda et en allant de Jendouba aux abords de Béjà. Même constat à ZahretMédien, Fernana, AinDraham, Babouch et Tabarka, laquelle est devenue une ville à la fois véritable et fort accueillante-notamment pour les Algériens- et ville dont l’arc de cercle fait de pentes cultivées et habitées, la situe à un gros multiple de ce que l’on observe au Hammam.
Le contraste entre 1964 et 2016 est tellement patent que nos impressions devraient avoir quelque répondant dans la réalité. Toute la question est alors de savoir si la “banqueroute” et le “terrorisme” d’après 2011 et brandis par HédiBaccouche, ont effacé ou non une partie des progrès accomplis. Ceux qui crient à la catastrophe de la Révolution, même lorsqu’ils se présentent comme des politiciens d’extrême gauche, ne veulent rien entendre : ils crient à la manipulation politisée et sont allés en cette affaire,jusqu’à saisir le parlement par une question au gouvernement. Démarche proprement déplacée car, d’une part, la statistique est, désormais, et doit être, indépendante du gouvernement et, d’autre part, la question n’est pas une question de politique ou de journalisme, mais une question d’ordre scientifique. Seule une discussion entre spécialistes en tant que tels, peut éventuellement relativiser les résultats de l’enquête consommation:naturellement et, dans l’absolu, tout travail d’ingénierie scientifique peut comporter des lacunes et même des erreurs évitables. Ceci étant dit, les résultats semblent se situer en droite ligne de ce que nous avons estimé après la Révolution comme avant celle-ci, c’est-à-dire depuis plus de trente ans.
Le pouvoir d’achat de la dépense moyenne par ménage a augmenté de 33% entre 2010 et 2015 sur cette période et de 12% entre 2010 et 2015, également sur toute cette dernière période. Plus significative encore est l’évolution relative. Entre 2000 et 2010 – c’est-à-dire en dix ans – le taux de pauvreté a baissé de 5,1% seulement, alorsqu’entre 2010 et 2015 – c’est-à-dire en seulement cinq ans – ce même taux a baissé de 5,3% en passant de 20,5% à 15,2%. Quant au taux d’extrême pauvreté, il n’a baissé que de 1,7% entre 2000 et 2010, alors qu’il a baissé d’un montant phénoménal de 3,1% entre 2010 et 2015 en passant de 6% à seulement 2,9%. Tout se passe comme si, avec la Révolution, une chape de plomb avait été levée, déterminant la libération des énergies populaires. Quant à l’évolution des taux régionaux de la pauvreté entre 2010 et 2015, elle illustre les faits suivants:
- Toutes les régions ont connu une amélioration notable – Jendouba la plus défrichée est nettement mieux lotie que Béjà ou encore Kairouan- excepté le Centre – est en relation avec la perte par cette région du soutien tous azimuts de l’Etat.
- Le plus grand progrès en relatif de ce taux est celui du Grand Tunis et le plus grand progrès en absolu de ce même taux de pauvreté, est celui du Centre-ouest suivi par celui du Sud-ouest, le Centre-ouest étant le plus pauvre.
Ces résultats posent une autre question : la croissance tunisienne est-elle sous-estimée ?
En effet, la croissance réelle par tête entre 2010 et 2015 est voisine de zéro alors que la dépense par ménage-donc une sorte de revenu per capita– en pouvoir d’achat, a augmenté de presque 2% au cours de la même période. Et, fait encore plus interpellant, si l’on excepte le Grand Tunis, les progrès les plus importants ont été faits par les régions les moins loties. Cette sous-estimation a au moins un argument qui milite en sa faveur: la mafia de Ben Ali ayant pris l’argent de l’Etat, celui des entreprises et des banques – c’est bien établi aujourd’hui ainsi d’ailleurs que la fuite vers l’étranger en devises d’une bonne partie des capitaux volés -, la cohérence statistique imposerait alors – c’est-à-dire avant 2011 – d’adapter le produit dans le sens de la baisse. La même cohérence aurait alors un prolongement dans le temps. Et qu’on ne nous dise pas que le FMI ou que la Banque Mondiale contrôle noschiffres : la Grèce a été un cas flagrant de trucage des statistiques au su de l’Eurostat et du FMI, trucage destiné à justifier l’admission de la Grèce à la zone euro et à permettre de lui prodiguer des aides européennes conséquentes.
Après 2013, les alarmistes du gouvernement – et non à l’Institut National de la Statistique – ont été coupables de faire cesser la publication du Budget Economique et d’être approximatifs quant au chiffre de la croissance, dans le mauvais sens faut-il le rappeler. Mais l’INS est là, et sembletenir la barre qui est et qui doit être la sienne, c’est-à-dire celle des chiffres.
(*) le professeur khaled ElManoubi a publié des dizaines d’articles et 3 dizaines d’ouvrages dans les trois langues. Les ouvrages et certains articles sont disponibles à titre gratuit dans le site (http://khaledelmanoubi.net)